L’occupation française et ses conséquences (1798-1805)
Bien que plusieurs projets d’occupation française de l’Égypte aient été avancés aux XVIIe et XVIIIe siècles, le but de l’expédition qui s’est embarquée sous les ordres de Napoléon Ier depuis Toulon en mai 1798 était spécifiquement lié à la guerre contre la Grande-Bretagne. Napoléon avait écarté la possibilité d’une invasion de l’Angleterre, mais espérait, en occupant l’Égypte, nuire au commerce britannique, menacer les Indes et obtenir des biens à négocier dans le cadre d’un futur accord de paix. Entre-temps, en tant que colonie sous l’administration bienveillante et progressiste de la France révolutionnaire, l’Égypte devait être régénérée et retrouver son ancienne prospérité. Les forces militaires et navales étaient donc accompagnées d’une commission d’érudits et de scientifiques chargés d’enquêter et de faire un rapport sur l’état passé et présent du pays.
A l’exception de la flotte méditerranéenne britannique commandée par Horatio Nelson, les Français débarquèrent dans la baie d’Abū Qīr (Aboukir) le 1er juillet et prirent Alexandrie le lendemain. Dans une proclamation arabe, Napoléon assure aux Égyptiens qu’il vient en ami de l’islam et du sultan ottoman, pour punir les mamelouks usurpateurs et libérer le peuple. D’Alexandrie, les Français avancent sur Le Caire, battant Murād Bey à Shubrākhīt (13 juillet), puis de nouveau de façon décisive à Imbābah, en face du Caire, lors de la bataille des Pyramides le 21 juillet. Murād s’enfuit en Haute-Égypte, tandis que son collègue, Ibrāhīm Bey, accompagné du vice-roi ottoman, prend le chemin de la Syrie.
Après être entré au Caire (25 juillet), Napoléon cherche à se concilier la population, notamment les chefs religieux (ʿulamāʾ), en manifestant sa sympathie pour l’islam et en instaurant des conseils (divans) comme moyen de consulter l’opinion égyptienne. La destruction de la flotte française à Abū Qīr par Nelson lors de la bataille du Nil, le 1er août, a pratiquement coupé les communications de Napoléon et l’oblige à consolider son pouvoir et à rendre le corps expéditionnaire aussi autonome que possible. Les savants, organisés au sein de l’Institut d’Égypte, ont joué leur rôle à cet égard. Pendant ce temps, le ressentiment des Égyptiens à l’égard de la domination étrangère, des innovations administratives et du fardeau fiscal croissant de l’occupation militaire est exacerbé lorsque le sultan ottoman, Selim III (1789-1807), déclare la guerre à la France le 11 septembre. Une révolte imprévue au Caire le 21 octobre est réprimée après un bombardement d’artillerie qui met fin à tout espoir de coexistence cordiale franco-égyptienne.
La Syrie ottomane, dominée par Aḥmad al-Jazzār, le gouverneur d’Acre (aujourd’hui ʿAkko, Israël), était la base à partir de laquelle l’Égypte occupée par les Français pouvait le plus facilement être menacée, et Napoléon résolut de la refuser à ses ennemis. Sa force d’invasion franchit la frontière en février 1799 mais ne réussit pas à prendre Acre après un siège prolongé (19 mars-20 mai), et Napoléon évacua le territoire syrien. Une force d’invasion ottomane par voie maritime débarque à Abū Qīr en juillet, mais ne parvient pas à maintenir sa tête de pont. À ce moment, Napoléon se résout à rentrer en France, et il réussit à s’éclipser, en passant devant la flotte britannique, le 22 août.
Son successeur au poste de général en chef, Jean-Baptiste Kléber, considère la situation du corps expéditionnaire avec pessimisme et, comme beaucoup de soldats, souhaite retourner sur le théâtre de la guerre en Europe. Il entame donc des négociations avec les Ottomans et, par la convention d’Al-ʿArīsh (24 janvier 1800), accepte d’évacuer l’Égypte. Sir Sydney Smith, commandant de la marine britannique en Méditerranée orientale, avait parrainé la convention, mais en cela il avait outrepassé ses pouvoirs et avait reçu l’ordre de son officier supérieur, l’amiral Lord Keith, d’exiger la reddition des Français comme prisonniers de guerre. Bien que la réoccupation ottomane soit en bonne voie, Kléber et les Français sont déterminés à résister et défont les forces turques à la bataille d’Héliopolis (20 mars). Une deuxième révolte du Caire, fomentée par des fugitifs ottomans, mit environ un mois à être réprimée ; mais l’autorité française avait été restaurée lorsque Kléber fut assassiné par un musulman syrien, Sulaymān al-Ḥalabī, le 14 juin.
Son successeur, ʿAbd Allāh Jacques Menou, un officier français (et ancien noble) devenu musulman, était déterminé à maintenir l’occupation et administra d’abord un pays tolérant, bien qu’il n’ait pas le prestige de ses deux prédécesseurs. En 1801, une triple invasion de l’Égypte commença. Les troupes britanniques furent débarquées à Abū Qīr en mars, tandis que les Ottomans avançaient depuis la Syrie. Peu après, les forces indiennes britanniques sont débarquées à Quṣayr, sur la côte de la mer Rouge. La garnison française du Caire capitule en juin et Menou lui-même à Alexandrie en septembre.
Le bref épisode de l’occupation française devait être significatif pour l’Égypte à plusieurs égards. L’arrivée d’une armée européenne accompagnée de savants et de scientifiques inaugure comme il se doit l’impact de l’Occident, qui se fera de plus en plus sentir par la suite. L’Égypte, isolée pendant des siècles par les sultanats mamelouks et ottomans, n’était plus à l’abri de l’influence européenne ; elle était devenue l’objet des politiques contradictoires de la France et de la Grande-Bretagne, une partie de la question orientale. Les savants de Napoléon n’ont guère réussi à interpréter la culture occidentale aux ʿulamāʾ traditionalistes du Caire ; leur réussite fut plutôt de dévoiler l’Égypte à l’Europe. Ils ont mis au jour la célèbre pierre de Rosette, qui contenait une inscription trilingue permettant de déchiffrer les hiéroglyphes et qui a ainsi jeté les bases de l’égyptologie moderne. Leurs rapports et monographies furent rassemblés dans la monumentale Description de l’Égypte (« Description of Egypt »), qui fut publiée par parties de 1809 à 1828 à Paris.
Les conséquences plus immédiates pour l’Égypte furent l’effet de l’occupation française sur la politique intérieure. L’ascendant mamelouk était fatalement affaibli. Murād Bey, qui avait fait sa paix avec les Français, mourut peu avant leur capitulation en 1801, et Ibrāhīm Bey, revenu en Égypte avec les Ottomans, avait désormais peu de pouvoir. Les nouveaux dirigeants mamelouks, ʿUthmān Bey al-Bardīsī (mort en 1806) et Muḥammad Bey al-Alfī (mort en 1807), anciens fidèles de Murād, étaient à la tête de factions rivales et devaient de toute façon compter avec les forces d’occupation britanniques et ottomanes. En mars 1803, les troupes britanniques sont évacuées conformément au traité d’Amiens (27 mars 1802). Mais les Ottomans, déterminés à réaffirmer leur contrôle sur l’Égypte, restent sur place, établissant leur pouvoir par le biais d’un vice-roi et d’une armée d’occupation, dont la force de combat la plus efficace est un contingent albanais. Les Albanais, cependant, agissent comme un parti indépendant et, en mai 1803, se mutinent et installent leur chef comme vice-roi par intérim. Lorsqu’il fut assassiné peu après, le commandement des Albanais passa à son lieutenant, Muḥammad ʿAlī (règne 1805-49), qui, au cours des deux années suivantes, renforça prudemment sa propre position aux dépens à la fois des Mamelouks et des Ottomans.