Le feu et les os : une étude expérimentale de la crémation

Introduction

Parmi les différentes pratiques funéraires utilisées par les humains, la crémation est l’une des plus courantes, de nos jours comme dans le passé, y compris dans l’Antiquité. Depuis plus de quarante mille ans, les corps humains sont incinérés, laissant derrière eux des fragments d’os calcinés. Les plus anciens restes humains incinérés connus à ce jour sont ceux de la Dame Mungo en Australie, qui ont récemment été re-datés à environ quarante mille ans avant notre ère par une datation par luminescence stimulée optiquement (OSL) (Bowler et al. 2003). En Europe, la crémation domine dans plusieurs régions pendant l’âge du bronze et la période romaine (McKinley 1997 ; Wahl 2008). En Grande-Bretagne, plus particulièrement, la crémation est pratiquée, en même temps que l’inhumation, depuis le Néolithique ancien jusqu’à la période saxonne, et constitue la pratique funéraire dominante pendant l’âge du bronze moyen et la période romano-britannique (Davies & Mates 2005). Au XXIe siècle, le nombre de crémations funéraires a nettement augmenté par rapport à il y a quelques siècles. Dans certaines régions du monde comme la Suède, la Suisse et la Thaïlande, aujourd’hui plus de 75% des défunts sont incinérés, et même jusqu’à 99% au Japon (The Cremation Society of Great Britain 2007).

L’utilisation généralisée de la crémation dans le passé a donné lieu à d’abondants restes humains carbonisés et calcinés dans les archives archéologiques. Leur structure complexe et leur composition chimique, ainsi que l’état incomplet des connaissances concernant la façon dont les os se modifient lorsqu’ils sont brûlés, ont cependant fait que les os incinérés ont souvent été laissés de côté dans les études biomoléculaires, mais ont une longue histoire d’investigation bioarchéologique (par exemple McKinley 1997). Néanmoins, les fragments d’os incinérés sont considérés comme fournissant des dates radiocarbones fiables depuis 2001 (Lanting et al. 2001 ; Naysmith et al. 2007). Depuis, de nombreuses recherches ont été menées afin d’essayer de comprendre pourquoi les os incinérés semblent fournir des dates radiocarbones fiables (Van Strydonck et al. 2010 ; Huls et al. 2010 ; Olsen et al. 2012 ; Zazzo et al. 2012). Cependant, aucune de ces études n’a inclus des crémations d’os modernes sur des feux extérieurs. Ici, des articulations d’animaux modernes sont brûlées en plein air avec des combustibles  » anciens  » (bois dendrochronologiquement daté et briquettes de charbon manufacturées) pour la première fois.

En raison de la quantité limitée de bois dendrochronologiquement daté disponible, les bûchers érigés étaient beaucoup plus petits que pour une véritable crémation humaine, et il a été possible de brûler uniquement de petites articulations d’animaux au lieu de cadavres entiers d’animaux comme entrepris dans des études précédentes (par exemple Sheridan, 2010, bien que cela ait été fait à des fins très différentes). Beaucoup d’informations peuvent néanmoins être obtenues à partir de ces expériences, non seulement pour la datation radiocarbone, mais aussi pour mieux comprendre les pratiques anciennes de crémation, ainsi que les processus impactant la structure osseuse lorsqu’elle est soumise à de hautes températures (600ºC et plus).

Préparation des bûchers

Plusieurs bûchers ont été préparés, chacun entouré d’un petit mur de briques sur trois côtés pour le protéger du vent et minimiser la contamination croisée par le CO2 (Voir Figures 1 & 2). Des restes d’animaux obtenus auprès de bouchers, poissonniers et supermarchés locaux ont été brûlés sur différents bûchers alimentés par des briquettes de charbon manufacturées ou du bois daté par dendrochronologie. Les échantillons d’animaux comprenaient un tibia de vache, deux côtes de porc, un pied et une épaule, deux gigots d’agneau, un poulet entier et deux colonnes vertébrales de poisson. Le pied et l’épaule de porc conservaient encore toute leur chair et leur peau et ont été spécialement choisis, ainsi que le poulet entier, pour représenter aussi fidèlement que possible les restes d’un individu récemment décédé.

Observations et résultats

L’allumage du feu a été relativement facile, et en une dizaine de minutes, les bûchers brûlaient bien, atteignant des températures supérieures à 600ºC. Une fois les bûchers allumés, les morceaux d’os d’animaux ont été placés sur les différents feux et laissés là jusqu’à calcination complète, jusqu’à ce qu’il commence à pleuvoir (un risque des expériences en plein air en Grande-Bretagne !) ou jusqu’à ce que le feu s’éteigne. Les feux étaient entretenus jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de bois disponible. Pendant la combustion, la chair et la peau devenaient noires avant de disparaître complètement. La couleur des fragments d’os restants passait progressivement du noir au blanc. La couleur noire indique que l’os n’est pas entièrement incinéré tandis que le blanc est caractéristique d’un os entièrement calciné (Shipman et al. 1984).

La combustion du poulet entier (Voir Figure 3) a été particulièrement instructive : il a été possible d’observer toutes les différentes étapes d’une crémation (ce qui n’est pas possible avec la crémation d’un os partiellement dépouillé ou la crémation dans un four fermé). Il a fallu deux heures et demie pour que le corps brûle complètement. Tout d’abord, la peau est devenue brune et le poulet a ressemblé à un rôti du dimanche typique pendant environ dix minutes avant de commencer à devenir noir. Les pattes et les ailes ont noirci beaucoup plus rapidement que le reste du corps (voir figure 4). La peau et la chair ont ensuite progressivement disparu et, après deux heures et demie, seuls de très petits fragments d’os entièrement calcinés ont été récupérés. Il était très difficile de récupérer ces fragments car ils étaient extrêmement fragiles et beaucoup étaient réduits en poudre (cendres) lorsqu’on essayait de les ramasser. À la fin des crémations, ce sont les vertèbres de poisson qui étaient les plus reconnaissables et les plus faciles à récupérer dans les cendres de bois (voir figure 5). Cependant, ni les vertèbres de poulet ni celles de poisson ne sont directement représentatives de restes humains : les premières en raison de leur taille, les secondes en raison de leur structure. Par conséquent, des articulations de porc, d’agneau et de vache ont également été brûlées.

L’un des résultats intéressants de cette étude est l’extrême variabilité des températures enregistrées lors des crémations via un thermocouple : de 600 à 900ºC. Des températures supérieures à 900ºC ont également été enregistrées localement, mais seulement pendant quelques secondes à un moment donné – de telles températures seraient atteintes et maintenues beaucoup plus facilement dans un bûcher plus grand bien sûr. Il est apparu que le point le plus chaud du feu s’est déplacé dans le temps. Cela confirme l’importance d’effectuer des crémations expérimentales dans des conditions extérieures, car la température restera relativement constante dans le temps et l’espace dans un four de laboratoire, loin d’être représentatif des conditions réelles. La variabilité des températures, associée à la variation de l’épaisseur de l’os, explique pourquoi certaines parties de l’os n’ont été que carbonisées alors que d’autres ont été entièrement calcinées. En général, les petits fragments (par exemple les phalanges d’un pied de porc) ont été entièrement calcinés, tandis que les plus grands (par exemple le tibia de vache) ont été partiellement calcinés avec leurs parties extérieures principalement blanches et les parties intérieures partiellement grises et noires.

Les fragments d’os calcinés (carbonisés et calcinés) et non calcinés ont été analysés par spectroscopie infrarouge à transformée de Fourier (FTIR) afin d’observer les changements structurels et de composition. La figure 6 présente les spectres infrarouges d’un tibia de vache non brûlé, carbonisé et calciné. La première caractéristique intéressante est l’élimination complète des matières organiques une fois l’os calciné. Pourtant, il est encore possible de détecter une grande quantité de matière organique dans l’os lorsqu’il n’est que partiellement brûlé, c’est-à-dire calciné. La deuxième observation est la perte d’une grande quantité de carbonates lors de la transformation de fragments d’os non brûlés en fragments d’os entièrement calcinés. Heureusement, il reste un peu de carbonate, ce qui est particulièrement important pour la datation au radiocarbone. Comme toute la matière organique a été détruite lors de la crémation, la petite quantité de carbonate restant dans l’os après la crémation est le seul endroit où l’on peut trouver du carbone. Il reste cependant difficile de savoir si ce carbone est endogène à l’os ou s’il a été absorbé d’ailleurs (par exemple à partir du dioxyde de carbone émis par la chair et la peau, ou par le combustible utilisé pendant la crémation).

Certains des fragments d’os étudiés ont été datés au radiocarbone et les rapports isotopiques stables du carbone (δ13C) ont été mesurés par spectrométrie de masse (MS). L’une des articulations animales brûlées sur les briquettes de charbon fabriquées (datée d’environ 26 000 ans avant J.-C.) a donné un résultat de 4 000 ans lors de la datation au radiocarbone (OxA-24941 : 2115 ± 86 avant J.-C.). Les résultats détaillés de ces analyses, ainsi que les suggestions concernant l’origine du carbone qui reste dans l’os après la crémation doivent être présentés ailleurs (Snoeck et al. en préparation).

Conclusion

Lorsque l’os est incinéré, ce n’est pas seulement son aspect extérieur qui change, mais aussi sa composition chimique et sa microstructure. Ces changements ne se produisent pas instantanément, mais progressivement, comme l’indiquent déjà les variations de couleur. Il reste néanmoins difficile d’expliquer exactement ce qui se passe pendant la crémation d’un point de vue chimique et isotopique. Les résultats présentés ici et ailleurs (Snoeck et al. en préparation) représentent un pas supplémentaire vers la compréhension des processus de crémation. Néanmoins, de nombreuses autres expériences en laboratoire et des crémations en plein air sont nécessaires avant de pouvoir répondre à toutes les questions liées à la crémation. La présente recherche souligne l’importance d’effectuer des crémations en plein air : en raison de l’extrême variabilité des conditions de combustion (vent, types et quantités de bois utilisés, taille du corps, position du corps sur le feu, et cetera), il ne sera possible d’obtenir un ensemble de données fiables et complètes qu’en brûlant un large éventail de fragments d’os sur des bûchers en plein air de différents types et tailles, et en le faisant à différents jours et dans différentes régions.

Remerciements

Cette recherche est rendue possible par le généreux soutien financier de la Fondation Wiener-Anspach (www.fwa.ulb.ac.be). Les auteurs sont très reconnaissants au Dr Daniel Miles du laboratoire de dendrochronologie d’Oxford qui a fourni le bois daté par dendrochronologie. Les bouchers et les poissonniers (Hedges, John Lindsey and Son, et Haymans Fisheries) du marché couvert d’Oxford sont également remerciés pour avoir fourni les différents échantillons d’animaux et de poissons.

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