Dans l’une des scènes d’ouverture de « Dunkerque », un soldat britannique en fuite, terrifié et hagard, est autorisé à se précipiter sur une barricade tenue par des soldats français. Il s’agit de la dernière ligne de défense avant les plages de Dunkerque, où des centaines de milliers de soldats se sont rassemblés, bloqués par l’avancée allemande. Alors qu’il passe devant les Français, le jeune Britannique meurtri a du mal à résister à leur regard. Aucun mot n’est échangé, si ce n’est un sardonique « Bon voyage l’Anglais ». Les Britanniques se retirent, laissant leurs alliés affronter une défaite certaine – seuls.
Implicitement, dans cette seule séquence, il y a l’idée que les événements extraordinaires qui sont sur le point de se dérouler doivent beaucoup à la dernière résistance provocante de ces soldats français, sans laquelle la grande évasion vers la Grande-Bretagne aurait échoué. C’est une histoire qui reste largement méconnue, que Nolan reconnaît mais n’approfondit pas. Sauf par métaphore, son film ne revient jamais sur cette défense courageuse, au grand dam de plusieurs critiques français pour qui le rôle de la nation d’origine dans le « miracle de Dunkerque » a une fois de plus été négligé.
Plus de 75 ans après, il y a bien sûr des questions plus urgentes à discuter que les mérites relatifs des nations européennes prises dans l' »opération Dynamo », l’évacuation extraordinaire de 340 000 soldats alliés, entre le 26 mai et le 4 juin, qui est créditée d’avoir permis à la Grande-Bretagne de poursuivre la lutte contre l’Allemagne nazie. Mais la polémique autour de « Dunkerque » ne concerne pas seulement les préoccupations liées au « premier monde » des passionnés d’histoire désireux d’obtenir une certaine reconnaissance des réalisations de leurs ancêtres. Elle touche à un épisode très sensible – et largement négligé – de l’histoire de France, à la manière dont il a été effacé de la mémoire nationale, et à la façon dont un cinéaste devrait s’y prendre pour aborder un sujet aussi délicat.
« Où sont les soldats français ? »
À cet égard, Nolan a singulièrement manqué à ses obligations envers l’histoire, selon l’éminent critique de cinéma Jacques Mandelbaum et le journaliste Geoffroy Caillet, écrivant respectivement dans Le Monde et Le Figaro. Tous deux ne tarissent pas d’éloges sur l’expérience sensorielle à couper le souffle que procure le film. Ils rendent hommage à l’élasticité temporelle et spatiale propre à Nolan, ici construite autour des histoires entrecroisées de personnages qui assistent à l’évacuation depuis la terre, la mer et les airs. Le problème, soutiennent-ils, est que tous les personnages principaux, à l’exception d’un seul, sont britanniques.
« Personne ne peut nier le droit d’un réalisateur à axer son point de vue sur ce qu’il juge bon, tant qu’il ne nie pas la réalité qu’il prétend représenter », écrit Mandelbaum. « Où sont dans le film les 120.000 soldats français qui ont également été évacués de Dunkerque ? Où sont les 40 000 qui se sont sacrifiés pour défendre la ville contre un ennemi supérieur en armement et en nombre ? Où est même Dunkerque, à moitié aplati par les bombes, et pourtant ici invisible ? »
Tout en tempérant sa critique par des références au « respect et à la gratitude éternelle que la France doit à ses libérateurs », Mandelbaum soutient que le mépris du film pour l’héroïsme de l’armée française équivaut à « une impolitesse cinglante, une indifférence décourageante ». À propos d’impolitesse, il note également que les soldats français qui tiennent les barricades sont dépeints comme étant « plutôt inamicaux » – comme si l’on pouvait s’attendre à ce que des soldats en pleine guerre sourient et disent bonjour.
Caillet est encore plus cinglant dans sa critique, écrivant que « la focalisation de Nolan est si étroite qu’elle ne permet pas une meilleure compréhension de cet épisode qu’une GoPro installée sur le cheval de Napoléon ne nous aurait informés sur la bataille de Waterloo ». Il avance également l’affirmation douteuse que le retrait de la Grande-Bretagne a fait échouer la contre-attaque planifiée par la France et a donc « directement ouvert la voie à la défaite de l’armée française », mais c’est une question qu’il vaut mieux laisser aux historiens.
« Le film de Nolan est avant tout un hymne à la survie britannique, qui passe sous silence la défection qui l’a rendue possible », écrit Caillet. « Venant d’un cinéaste qui s’est empressé de célébrer l’héroïsme et l’esprit de sacrifice des Français tout en faisant la promotion de son film, cela ressemble fort à ce que l’on pourrait appeler, dans le contexte militaire actuel, une trahison. »
Pas un ‘film de guerre’
Dans la période précédant la sortie du film, le réalisateur américano-britannique a précisé que « Dunkerque » n’était pas un « film de guerre », mais plutôt un récit de survie. Il a déclaré avoir abordé le film « du point de vue de la mécanique pure de la survie plutôt que de la politique de l’événement ». Le résultat est un film hybride, qui zoome sur l’épreuve des soldats tout en esquivant le tableau historique plus large, ainsi que les stratégies et les chamailleries entre les commandants français et britanniques auxquelles on aurait pu s’attendre.
Tout en reconnaissant que les personnages français ne sont pas au centre du film, Nolan a déclaré qu’il était important pour lui de rendre hommage à leur valeureuse défense, sans laquelle l’évacuation aurait échoué. « Les Français ne veulent pas regarder cette histoire, n’y voyant que le récit d’une défaite », a-t-il déclaré. « Et pourtant, les troupes françaises ont fait preuve d’une bravoure et d’un esprit de sacrifice extraordinaires. »
Pour l’historien Paul Reed, auteur de plusieurs livres et documentaires sur Dunkerque et d’autres tournants de la guerre, il est injuste de prétendre que Nolan a échoué dans cette entreprise. Au lieu de cela, il a suggéré que le film aiderait à dissiper l’idée, « largement répandue en Grande-Bretagne, que les Français se sont rendus docilement au tout début de la guerre – alors qu’en fait ils ont continué à se battre pendant trois semaines après l’évacuation britannique. »
Lorsqu’il aborde un sujet historique, « un cinéaste a la responsabilité de livrer une histoire crédible, et ce film le fait certainement », a déclaré Reed à FRANCE 24. «
L’histoire parle de l’expérience britannique de Dunkerque, avec un clin d’œil à la résistance française qui l’a rendue possible », a-t-il dit. « C’est un film, pas un documentaire. Il n’allait jamais couvrir tous les aspects de ce qui s’est passé à Dunkerque. »
En ce qui concerne le manque d’images de la ville du nord balayée par la bataille, un problème soulevé par plusieurs critiques du film, Reed a noté la réticence de Nolan à utiliser l’imagerie générée par ordinateur (CGI) dans son film. « Il n’y a pas assez d’hommes sur la plage, pas assez de bateaux en mer et pas assez de bâtiments bombardés – mais vous ne pouvez tout simplement pas faire tout cela sans CGI », a-t-il déclaré.
Toutefois, Reed a exprimé des réserves sur une scène au début du film dans laquelle des soldats français sont agressivement repoussés lorsqu’ils essaient de monter à bord d’un navire, suggérant que cela conforte la propagande anti-britannique du régime de Vichy de la France, allié aux nazis. « Vichy a créé un mythe selon lequel les Français ont été refoulés par leurs alliés », a-t-il expliqué. « Mais la vérité est que des dizaines de milliers de troupes françaises ont également été évacuées » – bien que la plupart du temps après les Britanniques.
Les héros méconnus de la France
Alors que Vichy a exploité l’évasion à Dunkerque dans sa rhétorique contre la « Perfide Albion », le film de Nolan nous donne un récit très différent en préparation, un récit qui est en effet quintessentiellement britannique et qui sous-tend la position de défi du pays tout au long de la guerre.
Dans sa critique du film, Mandelbaum déplore la décision du réalisateur de faire de la « bataille de Dunkerque (…) une histoire purement anglaise » (il y a d’ailleurs beaucoup de Highlanders – c’est-à-dire d’Écossais – aussi, bien que la nuance soit généralement perdue pour les Français). Mais le film ne porte pas sur la « bataille », qui a déjà été livrée et perdue. Il s’agit de l’évacuation miraculeuse, du rôle émouvant joué par les bateaux civils, et de l’esprit de défi que cela a contribué à forger de l’autre côté de la Manche, fournissant à la fois la main-d’œuvre et le moral qui permettra à la Grande-Bretagne de se battre pendant cinq années supplémentaires.
Dans les jours troublés du Brexit, ce récit peut facilement être manipulé et déformé. Comme l’historien militaire français Jérôme de Lespinois l’a écrit dans une tribune, le film de Nolan « conforte la croyance déplacée que les Britanniques sont mieux lotis lorsqu’ils affrontent seuls les dangers du monde ». Il ajoute : « Il n’y a donc pas de place pour les autres dans cette histoire qui ignore volontiers le sacrifice des soldats français. »
Dunkirk se complaît-il dans le sentimentalisme patriotique ? Oui, en particulier vers la fin. Accorde-t-il aux Français une part disproportionnée ? Certainement. Est-ce qu’il minimise leur importance dans les événements, ou méprise leur courage ? Non, bien que l’utilisation de la métaphore et la pauvreté du contexte historique puissent brouiller le message.
A tout le moins, l’œuvre de Nolan aura sensibilisé à un chapitre largement oublié de l’histoire française. Même l’ambassadeur de France aux États-Unis, Gérard Araud, a pesé sur le sujet, soulignant le rôle critique de l’armée française dans la défense de la ville de Lille et, par conséquent, dans le retard de l’avancée allemande. « Dunkerque n’était pas une histoire uniquement britannique », a-t-il tweeté. « La 1ère armée française s’est battue vaillamment pour arrêter les Allemands et protéger l’évacuation. »
Il y a une scène déchirante dans le film, dans laquelle un Français se démène pour boucher les trous d’un bateau en train de couler rempli de Britanniques, alors même qu’il est englouti par l’eau déferlante. C’est une puissante allégorie du sacrifice méconnu de la France à Dunkerque et dans les environs. En fin de compte, si ce sacrifice reste méconnu, c’est en grande partie grâce aux Français eux-mêmes, qui, dans leur empressement à effacer la tache de 1940 et ses suites, ont également effacé la mémoire de leurs disparus.